Swann a l'habitude de rencontrer chez les Verdurin Odette de Crécy, une semi-mondaine qui ne correspond pas à ses goûts, jusqu'à ce que la découverte de sa ressemblance avec une figure de Botticelli fasse naître l'amour. Un soir où il se rend chez les Verdurin, et qu'il s'attend presque avec lassitude à retrouver Odette, l'absence de cette dernière provoque en Swann une angoisse maladive ; il la retrouve enfin après des heures passées à errer dans Paris à sa recherche.
Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon
de dentelle, qu’elle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidée
attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle était habillée sous sa mantille,
d’un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en un large
triangle le bas d’une jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement,
également de faille blanche, à l’ouverture du corsage décolleté, où étaient
enfoncées d’autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur
que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au cheval. Ils
furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et restait toute palpitante,
sans respiration.
—«Ce n’est rien, lui dit-il, n’ayez pas peur.»
Et il la tenait par l’épaule, l’appuyant contre lui pour la maintenir ; puis
il lui dit :
—Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas vous
essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remette droites les
fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc. J’ai peur que vous
ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.
Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec
elle, dit en souriant :
—«Non, pas du tout, ça ne me gêne pas.»
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air d’avoir
été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà à croire
qu’il l’avait été, s’écria :
—«Oh ! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler,
vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien. Sincèrement
je ne vous gêne pas ? Voyez, il y a un peu... je pense que c’est du pollen
qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je l’essuie avec ma main ?
Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous chatouille
peut-être un peu ? mais c’est que je ne voudrais pas toucher le velours de la
robe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de
les fixer ils seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu moi-même...
Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable ? Et en les respirant pour
voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus ? Je n’en ai jamais senti,
je peux ? dites la vérité.»
Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire «vous êtes fou,
vous voyez bien que ça me plaît».
Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle le regarda fixement,
de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentin avec lesquelles
il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux
brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se détacher
ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes,
dans les scènes païennes comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude
qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à ces moments-là
et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir
besoin de toute sa force pour retenir son visage, comme si une force invisible
l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant qu’elle le laissât tomber,
comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance,
entre ses deux mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d’accourir,
de reconnaître le rêve qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à sa
réalisation, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part du succès
d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être aussi Swann attachait-il sur
ce visage d’Odette non encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu’il
voyait pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de départ, on voudrait
emporter un paysage qu’on va quitter pour toujours.
Mais il était si timide avec elle, qu’ayant fini par la posséder ce soir-là,
en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur
de paraître rétrospectivement avoir menti, soit manque d’audace pour formuler
une exigence plus grande que celle-là (qu’il pouvait renouveler puisqu’elle
n’avait pas fiché Odette la première fois), les jours suivants il usa du même
prétexte. Si elle avait des catleyas à son corsage, il disait : «C’est
malheureux, ce soir, les catleyas n’ont pas besoin d’être arrangés, ils n’ont
pas été déplacés comme l’autre soir ; il me semble pourtant que celui-ci n’est
pas très droit. Je peux voir s’ils ne sentent pas plus que les autres ?»
Ou bien, si elle n’en avait pas : «Oh ! pas de catleyas ce soir, pas
moyen de me livrer à mes petits arrangements.» De sorte que, pendant quelque
temps, ne fut pas changé l’ordre qu’il avait suivi le premier soir, en débutant
par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge d’Odette et que ce
fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses ; et, bien plus
tard quand l’arrangement (ou le simulacre d’arrangement) des catleyas, fut depuis
longtemps tombé en désuétude, la métaphore «faire catleya», devenue un simple
vocable qu’ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte
de la possession physique—où d’ailleurs l’on ne possède rien,—survécut dans
leur langage, où elle le commémorait, à cet usage oublié. Et peut-être cette
manière particulière de dire «faire l’amour» ne signifiait-elle pas exactement
la même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les femmes, considérer
la possession des plus différentes comme toujours la même et connue d’avance,
elle devient au contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez difficiles—ou
crues telles par nous—pour que nous soyons obligés de la faire naître de quelque
épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait été la première fois
pour Swann l’arrangement des catleyas. Il espérait en tremblant, ce soir-là
(mais Odette, se disait-il, si elle était dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner),
que c’était la possession de cette femme qui allait sortir d’entre leurs larges
pétales mauves ; et le plaisir qu’il éprouvait déjà et qu’Odette ne tolérait
peut-être, pensait-il, que parce qu’elle ne l’avait pas reconnu, lui semblait,
à cause de cela—comme il put paraître au premier homme qui le goûta parmi les
fleurs du paradis terrestre—un plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il
cherchait à créer, un plaisir—ainsi que le nom spécial qu’il lui donna en garda
la trace—entièrement particulier et nouveau.